CHAPITRE PREMIER
Neuf jours qu’ils étaient revenus sur Chimë ! Neuf jours, et le Conseil ne se réunissait que maintenant ! Elle avait déjà attendu trois jours avant qu’Ennieh la reçût, en coup de vent et en dilettante : une demi-heure à l’écouter d’une oreille distraite, à l’interrompre tous les vingt mots et à répéter : « Nous verrons cela au Conseil. » Et là, dans la salle des maes, elle était obligée d’attendre encore son tour, contrainte de subir la bêtise bêlante des conseillers, la stupidité de Lagedt et la sénilité d’Anadar, et encore la bêtise d’un maes ou d’un autre. Dix fois qu’elle demandait la parole, dix fois qu’Ennieh ignorait le signal du tableau d’interventions pour la donner à d’autres. Elle ne comprenait pas, elle ne comprenait plus ; que s’était-il produit, que s’était-il abattu sur Chimë pour que l’Institut s’enlisât tout à coup dans cette torpeur bureaucrate et inepte ? Qu’était-il arrivé à Ennieh ? Se pouvait-il qu’Ylvain, par sa seule démonstration, chamboulât à ce point l’école et des siècles de bon fonctionnement ?
Non, Mademoisel était incapable de croire cela. L’Institut était en crise, évidemment, il connaissait sa première crise et peut-être plus que ses premiers doutes, mais cela n’expliquait ni la panique dont tout le monde faisait preuve, ni la stupidité qui ponctuait chaque acte et chaque comportement. Ce Conseil était une farce ! Une parodie ! Anadar l’avait ouvert du plus long et ennuyeux discours qu’il eût jamais fait, une suite interminable de banalités hors propos et de commentaires qui niaient fondamentalement le travail d’Ylvain – et pire : l’existence d’Elynehil. Il s’était davantage étendu sur la médiocrité du keïn de Toyosuma et la folie bougonne de ce vieil insatisfait de Tomaso que sur la technique, qualifiée de quelque peu inattendue, de deux marginaux indignes de l’Art Total. Mademoisel en aurait pleuré de rire si elle n’avait pas eu, croissant à chaque seconde, la certitude de ne pas être écoutée, et encore moins entendue.
En neuf jours, elle avait eu le temps d’éprouver toute une gamme de sentiments inconnus ou, en tout cas, que l’Institut ne lui avait jamais procurés, de l’impatience au désarroi, de la rage à l’incompréhension absolue ; et en l’espace de deux heures, cette réunion lui avait fait enfoncer tous les records de dégoût. Il y avait pourtant là du beau monde : la fine fleur du kinéïrat, et tous n’étaient pas de vieux maes ou de jeunes arrivistes ! Orowva était un conservateur sans finesse et Lonil une lécheuse sans fierté, d’accord, mais Semar était l’intelligence de l’Institut et Fiho le progrès…
Pourquoi se contentaient-ils de faire semblant d’écouter, à l’instar d’Ennieh ? Ennieh faisait même plus que cela : il soutenait Anadar et relançait Sydhj. Sydhj ! Le recteur venait de lui redonner une énième fois la parole.
— Merci, maes, déclarait Lagedt. Je disais donc qu’il n’est ni plus, ni moins doué qu’un autre. Il connaît un ou deux tours d’ubiquité et en use sans discernement… Mademoisel, qui les maîtrise parfaitement, vous en parlera mieux que moi…
« Pauvre imbécile ! » pensait l’intéressée. « Avec toi, Ylvain peut dormir tranquille ! »
— … Mais son succès vient surtout de son charisme, poursuivait imperturbablement l’orateur. Il hypnotise la foule au point de se faire aduler, et cette adulation est encore plus dangereuse qu’écœurante. (Il s’interrompit un instant pour juger de l’effet produit par ses phrases pompeuses puis continua, satisfait de l’attention que lui retournaient les maes :) Ylvain est un instable qui véhicule ses frustrations par le biais de la fascination, de cette fanatisation du public, et c’est là que réside le danger.
Le Conseil, dans sa totalité, n’attendait rien d’autre que ce que lui jetait Sydhj : la confirmation du dossier poussiéreux d’Ylvain et du bien-fondé de la non moins poussiéreuse décision de l’exclure : ses membres pouvaient se féliciter de leur sagesse passée et briller aujourd’hui d’un semblable entendement. Mademoisel avait passé le cap de n’en pas croire ses oreilles. Rien de ce qui avait été dit n’avait finalement grande importance puisque les maes n’avaient entendu qu’un son de cloche ; ils (du moins Semar, Fiho et quelques autres) auraient l’occasion de récupérer leurs esprits quand elle s’exprimerait (Ennieh serait bien contraint de lui donner la parole !). Mais on discutait encore les paroles de Sydhj et son tour tardait, tardait, tardait. À la fin, ne pouvant plus maîtriser ni son impatience, ni sa hargne, elle jaillit de son siège et se précipita vers la table du recteur.
— Maes ! tonna-t-elle. Je dois parler.
— Bien sûr, Mademoisel, répondit-il doucement, avec un rien de condescendance. Mais patience, s’il te plaît. Prends le temps d’écouter les autres.
— Très bien, lâcha-t-elle en le foudroyant du regard.
Et elle retourna s’asseoir, l’intellect surexcité d’un milliard de connexions aussi brutales qu’inattendues, comme si la vexation de ce rejet avait libéré son esprit d’une logique par trop limitative pour lui permettre – enfin – de réfléchir en toute liberté. « Il a reçu des consignes : on veut me mettre sur la touche ! »
C’était évident, cela l’avait toujours été, mais maintenant, elle pouvait l’admettre sans se préoccuper de son incrédulité et de la démence dans laquelle basculait son univers. L’Autorité Suprême, celle qu’elle avait toujours pressentie au-dessus d’Ennieh et du Conseil des maes, avait décidé de l’écarter, comme elle avait décidé d’étouffer les retombées du Festival Nashoon. Éclairés de cette lumière, les événements (ou l’absence d’événement) de ces neuf effarantes journées, Conseil inclus, prenaient une tout autre signification et aboutissaient à d’autres conséquences. Mademoisel s’en sentit profondément soulagée.
Le soulagement ne dura que le temps de nouvelles questions, le temps d’observer d’un œil réaffûté la réunion et les maes, et le rôle de chacun.
Anadar avait encore réclamé et obtenu la parole ; c’était à se demander pourquoi il prenait encore la peine d’allumer son signal sur le tableau d’interventions ! Reprenant les propos de Lagedt Sydhj, le vieillard débitait de son timbre docte et vibrant la plus démagogique des analyses, qu’il acheva, après maintes redondances, par une conclusion hautement morale que personne ne pouvait ignorer :
— Notre intérêt… de curieux… pour les débuts… inattendus, c’est le mot, de quelqu’un qui fut des nôtres – ou aurait pu en être – étant satisfait et, même si ce n’est pas une surprise, ayant désormais disparu, nous représentons l’essentiel d’un corps de métier… d’une institution artistique… qui doit, au regard de l’humanité, accepter les responsabilités… morales… sociales… de ses convictions et de ses erreurs… Qu’on le veuille ou non, Ylvain est le fruit de ce que, sans honte, nous pouvons qualifier de dérapage. Il nous incombe donc, une deuxième fois, d’œuvrer… de remédier a cette… tumeur de l’Art, aussi bénigne soit-elle, de notre mieux… Peut-être en nous exprimant officiellement contre sa démence… en avertissant l’ensemble des professions concernées, et particulièrement celles de l’information et de l’organisation, des nuisances et de l’hérésie esthétique de son travail malsain…
La moitié de l’hémicycle se mit à parler en même temps, chacun voulant exprimer son assentiment et sa variante à ce cri de sainte justice… Dor laissa faire… et Anadar se croisa les bras sur la poitrine… Mademoisel les observa, cherchant rageusement le lien qui unissait leur contentement mutuel à « l’oubli » dont elle était victime. Quand Ennieh, au comble de la mauvaise volonté, parvint à ramener un semblant d’ordre et d’attention pour, enfin, l’inviter à parler, elle avait compris qui tirait les plus évidentes ficelles du rectorat.
— Je vais être extrêmement concise et sèche, annonça-t-elle, desserrant à peine les dents. Maes Doholavehi et le département psionique cherchent depuis trois ans à démêler l’écheveau de mon ubiquité et, malgré toute l’aide que je peux leur apporter, n’ont pas avancé d’un pouce… Trois ans ! Eh bien, il m’en faudra certainement plus de cinquante pour reproduire l’ubiquité d’Ylvain ! Laquelle n’est qu’une infime parcelle de ce qu’il a montré à Nashoo… Quant à Elynehil Mayalahani, qui a tout juste seize ans, elle m’est à tel point supérieure que je comprends pourquoi elle a préféré échapper à la formation de l’Institut… par deux fois. Alors, non : le danger que représente Ylvain n’est ni d’ordre charismatique, ni du ressort de la psychiatrie.
Les Conseillers en furent douchés, et l’eau dut leur paraître très froide : tout à coup, chacun se rappelait que cet orateur était la petite perle de l’Institut, son avenir technique et créateur, la fine fleur de son enseignement.
— Qui est cette Elinayali ? interrogea Orowva du bout des lèvres, en jetant un coup d’œil soupçonneux vers Anadar. Et quel rapport a-t-elle avec l’Institut ?
— La disciple d’Ylvain, s’empressa de répondre Anadar. Une gamine perverse et délurée qui…
— Nous a été expédiée par le Conseil Myvien il y a cinq ans, pressentie comme surdouée… et qui a disparu durant le voyage vers Chimë, coupa Mademoisel, bien décidée à contrecarrer Anadar, Sydhj, Ennieh et tout le travail de sape accompli pour le compte de la Suprême Autorité. Et ce n’est pas tout ! Retrouvée par Sig Monat quelques semaines avant sa fin tragique, elle a de nouveau échappé à l’Institut, alors que Monat avait averti le recteur de son retour imminent en compagnie du plus gros phénomène kineïque de l’histoire homéocrate. (Mademoisel s’interrompit, le temps d’un sourire désabusé.) Elynehil Mayalahani n’est certainement pas le disciple. Ylvain a dû lui apprendre ce qu’il était en mesure de lui transmettre, j’en conviens, mais elle, elle lui a permis de progresser au-delà du blocage que le bannissement avait provoqué.
Mademoisel avait emporté l’attention de tout l’hémicycle et, lorsqu’elle se tut, il y eut un silence quasi hypnotique que personne ne semblait vouloir rompre. Elle le brisa elle-même avant qu’Anadar en profitât.
— Il y avait déjà Tomaso qui, contrairement à l’opinion admise, est un excellent artiste ; maintenant, le club des autodidactes se gonfle des deux meilleurs kineïres du moment et, je le crains, pour longtemps ! Au lieu de s’inquiéter de l’aspect sociologique de Nashoo, peut-être l’Institut, après avoir résolu un évident problème de recrutement, devrait-il s’efforcer de rattraper le retard technique qu’il possède sur des isolés ayant subi peu ou aucun enseignement ?
Le souffle du tollé commençait à balayer les visages crispés des conseillers. Toutefois, ce n’était encore qu’un ronflement, aussi Mademoisel décida-t-elle de l’ignorer et d’achever de planter son clou :
— Je ne doute pas que Chimë soit suffisamment influent pour placer Ylvain en fâcheuse posture, mais ce sera à l’évidence insuffisant… Car tandis que nous projetterons nos keïns très orthodoxes devant des parterres de cinq mille notables, dans des kineïramas de mondes nantis, Ylvain arrosera deux ou trois cent mille citadins avec ses hérésies, sur les places publiques des planètes en voie de développement. Sincèrement, l’Institut ne pourra pas soutenir la comparaison longtemps…
— N’exagérons rien ! intervint Anadar sans avoir demandé la parole. Vous êtes jeune, il est normal que…
— Laissez-moi terminer, maes Anadar, nous ne débattons ni de mon extrême jeunesse, ni de votre grand âge. (Il n’y eut que deux rires, celui – discret – d’Ennieh l’autre – railleur – de Fiho.) Pour conclure, si vous permettez, je paraphraserai Ylvain… Je crois qu’il n’a aucun besoin de se soucier de l’Institut parce que, du jour où vous l’avez exclu, vous vous êtes exclus du kineïrat qu’il construit. Si vous préférez, je pense que, quelle que soit votre réaction, l’Institut tel qu’il est va disparaître, car vous l’avez fait statique dans un univers en mouvement et que vous vous efforcez de fixer l’univers plutôt que remuer l’Institut.
Sur une exclamation indignée d’Orowva, le tollé explosa. Chacun le gonfla de sa petite phrase outrée et Mademoisel se fit huer. Elle était allée trop vite, trop loin, et contre toutes les factions. C’était pour éviter cela qu’Ennieh l’avait tenue à l’écart pendant neuf jours, pendant qu’Anadar préparait l’humeur des maes, d’Orowva par exemple, et le discours de Lagedt, sans aucun doute. Mais pourquoi le recteur acceptait-il ce jeu ?
Sinon parce qu’il avait reçu l’ordre de le faire… Pourquoi l’écarter, elle, et pourquoi choisir d’enterrer Ylvain ? Sinon parce que l’unique alternative était de réformer l’Institut… Et pourquoi…
Mademoisel ne pouvait réfléchir dans le brouhaha du Conseil et n’avait de toutes façons plus rien à y faire. Elle se leva doucement, adressa un clin d’œil à Ennieh, une courbette à Anadar puis quitta l’hémicycle. Personne ne tenta de la retenir.
*
**
Dor Ennieh avait écouté Mademoisel en toute impuissance. Il la regarda sortir avec désespoir. Elle avait fait plus que paraphraser Ylvain : même si les mots n’étaient pas les mêmes, sa sortie était la copie conforme de celle qu’Ylvain avait perpétrée la dernière fois que Dor l’avait vu. C’était à lui, Ennieh, qu’elle s’était adressée, il en avait la certitude, et son clin d’œil signifiait : « Moi, vous ne m’aurez pas chassée… Je pars. » C’était une catastrophe. Il pianota sur sa console :
— Mademoisel a décidé de quitter l’Institut, il faut lui proposer quelque chose.
— Et puis quoi encore ? Qu’elle s’en aille ! riposta Naï Semar par l’intermédiaire de l’ordinateur.
— Elle est ambitieuse, tapa Ennieh. Sa seule solution est Tashent.
— Nous tenons Tashent.
— Vous tenez Toyosuma ?
— Nous tenons les Autonomes.
— Même si Ylvain s’en mêle ?
— Et que voulez-vous qu’il fasse ? Vous m’ennuyez, Dor.
— Il pourrait enseigner sa technique à Toyosuma.
— Toyosuma n’est pas dangereux.
— Mademoisel l’est.
— Qui croyez-vous qu’elle rejoigne ?
— Vous pensez à Ylvain ? Je serais curieux de voir ça !
— Moi aussi : Ylvain, Mayalahani et Mademoisel à l’école Tashent !
Naï Semar ne prit même pas la peine de répondre ; il faisait semblant de s’intéresser aux divagations du Conseil des Maes.
— Ylvain et Mademoisel sont très proches, afficha son monitor.
Il l’ignora.
— Ylvain est un créateur, Mayalahani un matériau brut et Mademoisel un ingénieur. À eux trois, ils peuvent nous faire beaucoup de mal.
— Fiction, répliqua Semar. Et même si cela était ?
Ce fut Ennieh qui ne répondit pas, cette fois-ci.
— Nous avons Foehn, et vous serez à sa tête.
— Je démissionne, expédia Ennieh.
Puis il coupa son écran.
Semar le ralluma par le biais de l’unité centrale.
— Vous êtes un vieil entêté. Allons discuter dans votre bureau après le Conseil.
— Maintenant.
— Maintenant.
— Je convoque Mademoisel pour dans une vingtaine de minutes.
— Vous exagérez, Dor !
— Cela vous laisse vingt minutes pour trouver une offre raisonnable à lui faire.
— Sinon ?
— Yolo Tashent est un ami…
Dor entendit Naï Semar pouffer. Il confia son rôle d’animateur du Conseil à Orowva et s’éclipsa, après avoir expédié un message à l’unité centrale. Même s’il ne pouvait se permettre d’en abuser, son chantage était sincère : il avait trop investi en Mademoisel pour la voir se perdre. Il allait devoir jouer serré avec Semar, pour au moins l’amener à contacter Jarlad.
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Mademoisel reçut un premier message d’Ennieh qui lui demandait de rester en contact avec l’unité centrale pour la demi-heure à venir, puis un second qui prorogeait cette durée d’une heure. À celui-ci, elle répondit :
— Impossible. Tâcherai de vous contacter dans une heure.
Elle ne se sentait aucune vocation de pion et avait la plus irrésistible envie de ne rien faciliter à personne. De plus, il lui fallait comprendre tellement de choses dans un laps de temps si bref, qu’il lui paraissait dangereusement inopportun de se mettre à la disposition d’une console informatique.
Sa première question, et celle sur laquelle reposaient toutes les suivantes, était : Qui se cache au-dessus de l’Institut ? Question qui entraînait celle-ci : Que cache l’Institut ? Elle pouvait tenir pour acquis l’existence d’une instance supérieure (l’Autorité Suprême) : le Conseil des Maes était au mieux un théâtre de pantins qui éprouvaient les pires difficultés à gérer quelque chose d’aussi simple que Chimë, et Ennieh n’avait manifestement que très peu d’autonomie… Pour quelle entité, possédant des intérêts à l’échelle de l’Homéocratie, travaillait-il ? Le Conseil Homéocrate ? Thalie ? Un trust interstellaire ? Tant de structures et d’institutions pouvaient avoir l’usage du kineïrat pour tant de raisons différentes !
Tamane aurait pu l’aider ; elle excellait dans ces jeux de déductions qui s’envolaient d’un postulat vers un autre jusqu’à façonner une hypothèse de travail aussi solide qu’une certitude. Mais Mademoisel n’avait pas le courage de mêler Tamane à ses doutes et à cette faille qu’elle sentait croître entre ses ambitions et l’Institut. Quelqu’un maintenait délibérément celui-ci dans une impasse ; cela ne pouvait signifier qu’une chose : Chimë était devenue inutile, précisément au moment où l’Homéocratie semblait en avoir le plus pressant besoin. Mademoisel devait se dissocier de l’Institut.
Mais pour faire quoi ?
L’heure s’écoula et, quand elle vérifia la messagerie sur l’écran, Ennieh avait délivré son troisième message :
« Proposition à te faire. Sois à mon bureau à 16 h 30. »
Cela lui laissait vingt minutes à peine pour comprendre réellement ce qui bouleversait ses valeurs.
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À peine Mademoisel fut-elle devant lui que Dor comprit les hésitations et les réserves de Naî Semar : elle n’était prête à aucune concession et toute son attitude démontrait l’absolue fermeté de son intransigeance. « Je l’ai bien étudiée », avait dit Semar. « Croyez-moi, elle rejette jusqu’au principe même du compromis. » Puis il avait ajouté : « Je ne dis pas qu’elle soit dépourvue de finesse… Elle en déborde ! Mais elle est totalement égotiste. »
« — Elle est l’avenir de l’Institut », avait essayé Dor.
« — Non. Définitivement : non. Ce qu’elle voudrait en faire est à notre sens inacceptable. »
Dor avait dû biaiser, tempêter, concéder, menacer, se battre contre l’obstination de Semar, argument après argument, mot par mot, pour le contraindre à transgresser ses ordres et déranger Jarlad. Puis il avait fallu recommencer face à ce dernier, plus âprement, de manière moins subtile, jusqu’à ce qu’il accepte le principe… si Mademoisel était à la hauteur de l’estime d’Ennieh.
« — Comprenez bien, Dor, j’ai déjà examiné l’éventualité de donner Chimë à votre protégée, avait annoncé le vocodeur de l’ansible. Je l’ai même retenue. Mais son exhibition sur Still est venue remettre en cause bien plus que vous ne pensez… et je ne vous parle pas de sa démonstration au Conseil ! Je vais… nous allons lui offrir une dernière chance, et peut-être même l’Institut, seulement ne vous faites aucune illusion : pour elle, ce sera un cul-de-sac. »
Puis elle était entrée dans le bureau, et Dor avait perdu tout espoir. Il était piégé, Mademoisel aussi.
*
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Semar occupait la place habituelle du recteur, devant la console et l’ansible. Mademoisel en profita pour étaler son insubordination.
— Maes Semar ? s’étonna-t-elle. Bien sûr ! Le cerveau de Chimë dans l’ombre du recteur… Je m’en doutais un peu. (Elle sourit, narquoisement.) Alors, on lève le voile ! Vais-je enfin savoir pour qui je travaille vraiment ?
Naï Semar plissa les yeux. Cette seule phrase impliquait trop de choses ; elle modifiait même son jugement. Ainsi, cette irréductibilité intellectuelle pouvait impliquer une stratégie à long terme, et chacun des comportements de la jeune femme faisait partie intégrante de cette stratégie. Il était alors probable, au vu de ses ambitions, qu’elle fût capable de s’introduire efficacement dans leurs propres plans.
— Je suis en communication ansible, lâcha-t-il subitement. Excusez-moi.
À la façon dont les mains de Semar volaient au-dessus du clavier, Mademoisel sentit que la brièveté des échanges masquaient une densité que seule une connaissance mutuelle approfondie des deux interlocuteurs rendait possible. Elle profita de l’attention que Semar portait à l’appareil pour dessiner dans l’air des signes de ses doigts : les lettres C et H, suivies d’un point d’interrogation. Ennieh se contenta de secouer la tête, avec ce qui lui parut être une légère trace d’amusement.
— Mademoisel, nasilla tout à coup le vocodeur, il semblerait que votre esprit analytique ait atteint la maturité que nous attendions de lui. C’est pour moi une excellente nouvelle…
— Qui : moi ? coupa-t-elle hargneusement.
— Jarlad.
« Jarlad ! » faillit-elle hurler. Jarlad ! Le numéro un de la Commission Éthique. Elle comprenait le léger sourire d’Ennieh quand il avait démenti son C H. Il ne s’agissait pas du Conseil Homéocrate, oh non ! Mais de la C.E., le garde-fou suprême des institutions homéocrates. Les conseillers changeaient, les régimes changeaient, tout changeait, sauf la Commission Éthique, indépendante, hors législation, puissante et invisible, verrou parfait… Le vieux vieux syndrome de l’État dans l’État. C’était ce monstre-là qui tirait les ficelles de l’Institut ! En l’apprenant, Mademoisel ressentit la peur la plus oppressante de son existence ; un instant, un court instant qui lui permit de décider comment se comporter. Puis une pensée incongrue la traversa : Ylvain savait-il contre quoi il jouait ? Elle avait besoin qu’Ylvain semât la panique et résistât ; elle avait besoin du temps qu’involontairement il pouvait lui accorder.
— J’ai le sentiment que vous savez ce que je représente et que vous ne vous y attendiez pas, reprit le vocodeur. Cela change-t-il quelque chose pour vous ?
— Oui, mais la question est tellement imprécise que je me demande ce que vous pouvez faire de la réponse.
— Pensez-vous que nous puissions, en toute confiance, vous charger d’une responsabilité… pesante ?
— Les notions de confiance, de responsabilité et de poids sont plutôt subjectives. Soyez plus direct.
Semar examina l’écran puis tapa une phrase très brève.
— Vous êtes jeune et intelligente, lança l’ansible. Néanmoins, si votre insolence pourrait parfois me distraire, je vous recommande un minimum de déférence.
— Pour l’instant, Jarlad, vous n’êtes qu’une voix à une douzaine d’années-lumière, et je ne vaux guère mieux. Aujourd’hui, nous allons réciproquement nous mentir par omission ; je vous propose de considérer que je ne suis pas la seule à devoir prouver quelque chose.
Le vocodeur resta muet. Par contre, Semar échangea plusieurs longues phrases avec Jarlad et Ennieh, nerveux, lança des signes de modération à Mademoisel. Elle, elle réfléchissait au maximum de ses facultés à ce qu’impliquait l’autorité de la Commission sur l’Institut.
— Vous ne nous êtes pas indispensable, Mademoisel, reprit Jarlad. En fait, si Dor ne nous avait pas demandé d’examiner votre cas, nous vous aurions laissé quitter l’Institut sans sourciller.
— Pour rejoindre Ylvain ?
— Si vous le trouvez, s’entremit Semar.
Mademoisel ne chercha pas à retenir son rire.
— Vous l’avez déjà perdu ? s’esclaffa-t-elle.
(Puis son cerveau synthétisa plusieurs informations sans rapport apparent.) Savez-vous ce que vous venez de faire, Semar ? Vous avez reconnu qu’Ylvain est un danger qui vous effraie tellement que vous avez pris la décision de l’éliminer.
— Inexact, intervint le vocodeur. Nous tenons à le localiser pour le surveiller.
— J’avais dit : « par omission », Jarlad ! Je n’avais pas parlé de mensonge flagrant. Cela vous chagrine-t-il tant d’admettre avoir lâché un tueur derrière Ylvain ?
En même temps qu’elle prononçait ces mots, la jeune femme comprit pourquoi Jarlad avait tenté de minimiser l’action entreprise contre Ylvain.
Dor bondit dans son siège : toute péremptoire qu’elle fût, l’affirmation de Mademoisel était d’une logique irréfutable. La meilleure façon de se débarrasser du trublion était de le faire abattre. Cela, le recteur de Chimë ne le pensait pas inévitable.
— Vous avez fait ça $1 $2 ? s’indigna-t-il.
— Dor ! gronda Semar. Malgré son bel aplomb, votre protégée ne fait que supposer…
— Vous l’avez fait, oui ou non ?
— Pas encore, répondit Jarlad par l’ansible. Calmez-vous, Dor.
Le maes se laissa retomber dans le fauteuil en maudissant son impulsivité : ce n’était pas le moment de s’opposer aux décisions de Jarlad. Mademoisel avait énoncé un fait prévisible ; il n’y pouvait rien.
— Pour l’instant, nous aimerions placer Ylvain sous surveillance, mais il nous paraît hélas évident que nous serons amenés à le retirer de la circulation. Y voyez-vous un inconvénient, Mademoisel ?
— J’ignore les intérêts réellement en jeu, admit la jeune femme, pondérée. Toutefois, il est évident que si vous éliminez Ylvain, il vous faudra en faire autant pour Mayalahani ; et plus vous tarderez, plus vous devrez escamoter de disciples.
— Vous nous conseillez d’agir maintenant ? Alors même que vous vous apprêtez à le rejoindre ?
Ces quelques mots étaient la condamnation d’Ylvain. Dor était sidéré de la facilité avec laquelle Jarlad avait retourné la situation et de celle avec laquelle lui-même l’admettait.
— Non, laissez-le s’autodétruire.
— Ce serait trop long et trop coûteux… Mais oublions Ylvain, voulez-vous ? (Sans attendre de réponse, à la stupéfaction de tous, Jarlad enchaîna :) Maes Ennieh quitte l’Institut, voulez-vous lui succéder, Mademoisel ?
Dor lui-même eut un mouvement de surprise : la forme était tellement inattendue qu’il avait du mal à reconnaître le fond. Ce qu’il observa sur le visage de son élève tenait à la fois de la stupéfaction et de l’indignation puis, très rapidement, devint la plus intense réflexion. L’effort intellectuel auquel elle se livrait transparaissait de manière tellement flagrante sur ses traits qu’Ennieh voulut vérifier si Semar éprouvait les mêmes sentiments de respect et de considération presque craintive que lui Naï Semar ignorait Mademoisel ; il pianotait sur l’ansible, visiblement en désaccord avec le chef de la Commission Éthique. À l’instant où son attention revint sur l’interrogée, celle-ci se détendit d’un bloc.
— Non, répondit-elle enfin.
Un silence glacial s’abattit sur le bureau, le monitor semblant aussi accuser le choc de cette aberration. Semar s’assura à la stupeur d’Ennieh que ses oreilles ne l’avaient pas trompé. « À quoi joue-t-elle ? » se demanda-t-il « Quel caprice a-t-elle inventé ? »
Dor, lui, se remémorait les paroles de Semar sur le refus du compromis de Mademoisel. « Ce n’est pas possible ! » pensait-il. « Elle ne se rend pas compte de ce qu’elle fait… Jamais ils ne lui offriront d’autre opportunité ! »
La jeune femme goûtait les retombées de sa décision, supputant les méditations de chacun. Elle songeait aussi au risque – aux risques – qu’elle commençait tout juste à prendre. Jamais elle ne s’était sentie aussi bien, jamais elle n’avait autant maîtrisé ses capacités cérébrales. Maintenant, elle n’avait plus besoin d’être agressive, c’était elle qui dominait.
— Qu’est-ce qui peut motiver, à votre âge, le rejet d’une telle proposition ? pontifia le vocodeur.
— Le bon sens.
— Quel bon sens ? s’emporta Semar. C’est une promotion inespérée pour quelqu’un qui passe son temps à se faire détester, non ?
— Vous me détestez, maes ? Ceci explique cela.
(Elle se tourna vers Ennieh.) L’idée est de vous, n’est-ce pas ?
Il acquiesça d’un hochement de tête. « Elle sait ce qu’elle fait », comprenait-il enfin.
— Cette promotion est un enterrement, maes. (Elle continuait à s’adresser au recteur :) Ils sont en train de laisser pourrir Chimë, délibérément. Je ne veux pas faire partie de ce naufrage, et encore moins en être le capitaine.
« Je sais », songea Ennieh. « Je croyais que tu étais la chance de Chimë. »
— Avec toi aux commandes, dit-il, l’Institut relèverait aisément la tête.
— C’est bien ce que nous attendons d’elle ! renchérit Jarlad. Vous pouvez réveiller l’Institut, Mademoisel ! Dor pense que vous en êtes capable et nous sommes prêts à tenter l’expérience…
Made (moisel ?) se contenta de sourire. Plus Jarlad insistait sur ce point, plus il renforçait le bâton avec lequel elle allait lui taper sur les doigts.
— Cette école meurt d’asphyxie ; votre génie créatif lui redonnera l’oxygène dont elle a besoin. Nous butions sur votre… euh… anticonformisme, mais Dor nous a convaincus de ses aspects positifs et du renouveau qu’il pouvait insuffler à Chimë. Vous êtes la réponse à cette vague de modernisme qui bouscule le kineïrat parce que, justement, vous pouvez en être le leader. (Jarlad s’accorda une vague pause.) Que vous faut-il ? Des garanties ? Une liberté totale ? D’autres moyens ? Qu’est-ce que vous voulez ?
Elle eut un autre de ses sourires énigmatiques, plein d’une assurance presque méprisante, mais ne répondit pas : elle n’était pas pressée de vérifier la justesse ou l’extravagance de ses réflexions.
— Bon sang ! Répondez ! Que voulez-vous ?
— Myve, les foudroya-t-elle. Epsilon Eridani, planètes II et III ; la structure géotechnique de l’une, le codage psigénique de l’autre… Ennieh est un administrateur compétent, seulement je suis la seule à pouvoir maîtriser les progrès d’un superpotentiel kineïque… Refilez donc Chimë à cet abruti de Sydhj ou à Orowva, vous en serez vite débarrassés. Que voulez-vous que je fasse d’un tas de réactionnaires croulant sous leurs illusions de vieillards ?
*
**
— Dor ? expédia Semar sur l’ansible.
Jarlad mit quelques secondes à comprendre le sens de la question.
— Non, renvoya-t-il finalement. Elle est intelligente, et elle possédait suffisamment d’indices pour formuler une hypothèse.
— Comment êtes-vous parvenue à cette conclusion ? demanda Semar.
— Vous ne pourriez pas comprendre, le doucha-t-elle. Disons qu’Ylvain de Myve, cette Myvienne de Mayalahani – ma coplanétaire –, la vacance du rectorat, la vocation de la Commission et deux ou trois autres détails se sont mélangés à mon intuition naturelle. Mais qu’importe ? Vous n’allez pas me donner Myve, n’est-ce pas ? Satisferez-vous au moins ma curiosité ?
— Faites répondre Ennieh, afficha l’ansible.
— Dor, expliquez-lui votre nouvelle fonction.
Ennieh sursauta : il en était encore à calculer les implications de l’éclat de Mademoisel. En quelques mots, elle avait avancé pratiquement plus que ce que lui était censé savoir, et cela la plaçait dans une position particulièrement dangereuse. Puisqu’on lui proposait de l’informer, il devait s’efforcer de ne rien omettre.
— Tu l’as dit toi-même : l’Institut bat de l’aile. D’ailleurs, pour être précis, Chimë a toujours été en dessous de ce que la Commission en attendait. Cela tient avant tout de sa nature expérimentale : quand il a été fondé, le kineïrat bredouillait, et personne, excepté au département sociologique du Conseil Homéocrate, n’imaginait l’essor et l’importance qu’il allait prendre.
— Pourquoi fait-il ce cours d’Histoire ?
— Il comprend qu’elle ne peut qu’être déçue, alors il brode.
— Ennieh est un excellent investissement.
Le recteur eût aimé lire cet échange, parce qu’il redoutait qu’on s’aperçût du parti qu’il prenait.
— À l’époque de la création de l’Institut, le gouvernement thalien essayait de se débarrasser d’une terraformation onéreuse et inutile : Epsilon Eridani II. Par l’entremise de fonds officieux, le Conseil Homéocrate racheta le contrat d’exploitation, pour le compte du département sociologique affilié à la Commission Éthique et sous le couvert du Conseil Myvien, lui-même masqué par une entreprise d’exportation de roche de Myve. Celle-ci a été rachetée depuis par sa propre filiale : la société de terraformation…
— À qui appartient EE II, à présent ?
— Toujours à cette société.
— Et cette société ?
— À un groupe de capitaux dont nous maîtrisons chaque action, intervint Jarlad.
Mademoisel comprit que son intervention avait pour seul but d’empêcher Ennieh de révéler un détail plus important.
— Petit à petit, la Commission a implanté sur Myve une population à fort potentiel psionique, poursuivit le recteur. Ces dernières années, les aléas génétiques ont donné quelques talentueux kineïres : Avelange, Doholavehi, toi et cette Mayalahani…, plus quelques autres, qui ne sont encore que des enfants mais qui s’annoncent de ton niveau. Le codage ADN semble se stabiliser autour de facultés intéressantes. Suffisamment du moins pour que nous lancions un nouveau programme d’éducation sur Epsilon Eridani II ; un programme entièrement remanié, issu de siècles d’analyse du comportement kineïre, un enseignement adapté aux récentes modifications des structures sociales, centré essentiellement sur la recherche technique et l’évolution à court terme des schémas artistiques. Je prends la direction de ce centre avec l’aide d’Avelange, Naï Semar, Eïr Fiho et quelques autres. Notre objectif est de produire une première génération de Mademoisel d’ici douze à quinze ans.
Ennieh se passionnait pour ce projet, cela sautait aux yeux ; il devait en rêver depuis des lustres, et sa passion faisait abstraction de tout contexte. Mademoisel eut envie de communier avec son enthousiasme, mais l’étroitesse de tout ceci – ces changements étaient si peu en rapport avec ce qu’elle avait imaginé ou avec ce dont l’Homéocratie et le kineïrat avaient besoin – et sa banalité étaient pour elle une amère désillusion. Comparé au talent d’Elynehil, au génie d’Ylvain, ce futur était insignifiant, dénué de sensationnel, vulgaire.
« Pourquoi m’ont-ils proposé Chimë et pas une petite place aux côtés d’Ennieh ? » se demanda-t-elle, avant de se souvenir que l’idée était justement d’Ennieh. « Pourquoi ne veut-il pas m’avoir là-bas ? » Elle le dévisagea, cherchant une réponse sur ses traits. « Et pourquoi Jarlad m’a-t-il écartée de ce projet ? »
— Vous seriez utile, ici, se manifesta Naï Semar.
C’était le moment de se montrer transigeante.
— Peut-être, maes, mais je le serais davantage sur EE II. La technique et l’avenir du kineïrat m’intéressent bien plus que vous ne semblez le tolérer… et je suis une artiste, également, j’ai besoin de créer. Non, je ne veux pas du rectorat, et encore moins d’un poste annexe.
— Êtes-vous déçue ? interrogea très finement Jarlad.
— Un peu.
— Appâtez-la.
— Inutile.
— Il faut balayer son penchant pour Ylvain.
— Ne lui dites pas cela, elle éclaterait de rire… Ylvain ne l’intéresse que comme tremplin.
— J’aimerais en être aussi certain que vous.
— Vous allez donc vous tourner vers Ylvain, lâcha le vocodeur. Pensez-vous sérieusement pouvoir tirer parti de ses capacités ?
— Si vous ne l’éliminez pas trop vite.
— Pour l’instant, ce n’est pas notre souci majeur.
— J’essaierai donc… Où l’avez-vous perdu ?
— À l’astroport de Kalam, renseigna Semar.
— Sur Still ? Bon sang ! Il ne doit pas y avoir beaucoup de trafic depuis Kalam ! Comment avez-vous pu les perdre ?
— Dans les départs après le festival. Nous n’avons pu disposer que de six agents, et ils se sont fait balader par les voyageurs et les services stilliens. Il est malaisé de filer quelqu’un que toute une population protège. (Semar manifestait les symptômes d’un fatalisme aigu.) Ils ont pu emprunter neuf directions différentes qui, à l’arrivée, leur ouvraient toute l’Homéocratie. Maintenant, nous sommes prêts à les récupérer où qu’ils se montrent, seulement il faut qu’ils se montrent… De toute façon, tant qu’ils ne le font pas, ils ne nous gênent pas.
« Ils n’ont pas besoin de se presser », songea Mademoisel. « Quelques mois de discrétion leur assureront la meilleure publicité ! Et la plus sûre cachette pour eux est Still. »
« Logiquement, ils sont encore sur Still », pensèrent simultanément Dor et Semar. « Nous ne les y retrouverons probablement pas », ajouta celui-ci. « Elle risque de les mener à eux », déduisit celui-là.
— Nous préférerions vous avoir sur Chimë, reprit Jarlad avec insistance – trop d’insistance. Mais s’il vous est possible d’étudier le faisceau d’Ylvain pour le reproduire, il ne fait aucun doute que vous pourriez devenir un élément majeur du centre d’Epsilon Eridani.
« L’entretien prend fin », remarqua Mademoisel. « Et j’aurais préféré qu’il soit carrément menaçant. »
— Toutefois, je vous recommande un minimum de prudence dans vos éventuelles relations avec Mayalahani et Ylvain. Vous connaissez leur charisme…
— Tâchez aussi de ne pas vous interposer au mauvais moment, renchérit méchamment Semar.
« Voilà qui est mieux », approuva la jeune femme.
— En général, les tueurs n’abattent que les cibles dûment stipulées sur leur contrat, ricana-t-elle. Ne mélangez pas les noms, maes.
— Allons ! crut bon de tempérer Ennieh. Tu es le seul cobaye dont nous disposons pour la formation des futures kineïres myviens.
— Rationnel, hein ? Veillez sur moi, maes, je soupçonne Naï Semar de penser après avoir agi.
— Cela suffit ! tonna le vocodeur. Ce fut le signal de la fin de la discussion.
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— Bon vent !
— Peut-être, peut-être pas.
— Vous voulez toujours l’utiliser ?
— La dernière réflexion d’Ennieh est une excellente ouverture.
— Elle ne travaillera jamais que pour elle.
— C’est certain, mais ses intérêts pourraient finir par coïncider avec les nôtres.
— Vous persistez à penser en termes de manipulations dangereuses.
— Je persiste à penser plus loin que vous, Semar, bien plus loin.